Texte publié dans le catalogue édité lors de l’exposition au Musée de La Roche-sur-Yon
Du 8 juillet au 1er octobre 1995
Entretien avec Michel Raimbaud
Laurence Imbernon
Plutôt que de procéder par questionnement sur votre œuvre, vos aspirations et vos préoccupations actuelles, je vais lancer des mots, des noms… Celui d’Élie Faure, par exemple.
Michel Raimbaud : Elie Faure ? Maintenant, je me sens bien plus proche de Michel Serres, l’écrivain des «Cinq Sens» du «Parasite», des «Hermès». Tout à la fois rugbyman, officier de marine, universitaire des sciences et des lettres, son savoir embrasse toutes les formes de la connaissance. Qu’il parle des Portes de l’Enfer de Rodin, du Balzac de «la Belle Noiseuse», la mer est toujours là, ce grand Utérus sauvage qui change sans cesse d’état et de couleur, des grands calmes à la mer énorme. Sa profondeur reste le contraire d’un espace social et certain. Il n’y a pas de trace sur la mer et celles qui sont là ne proviennent que des humains. En mer, la nuit, c’est la lune et les étoiles qui roulent et qui tanguent au gré de la houle. La planète est immense, mouvante et ronde. Le bateau et mon corps «nagent».
A la différence du marin, l’agriculteur imprime un sillon sur la terre, cette trace de mort. Je me situe en frontière de ces deux mondes, de ces deux planètes et j’aime l’analogie avec Michel Serres qui, entre son parcours littéraire et scientifique, est descendu de la montagne vers la Garonne.
Souffrance ?
Celle de la chair. Les lanières de cuir bleu tanné que je confectionne inquiètent ces mêmes enfants qui mangent leur bifteck. Il y aurait dans ces lanières une connotation de chair vivante, blessée, dépouillée. Il est vrai que lorsqu’on pèle un animal, il y a là un acte répulsif. Est-ce un détour ou une faute de ma part ?
Avant les cuirs, dès 65, j’ai peint une épave en carcasse ouverte, puis sont venus les culs de chalut, ramassés sur les côtes. La bête n’apparaissait pas dans ces sculptures, ni dans la forme ni dans un intérêt de représentation. Je n’aime pas les poules ni les vaches ni les lapins écorchés et s’il y a une idée de souffrance, ce serait alors, de ma part, un non-dit sur la guerre, les morts, les gens sous les décombres. Je suis un anxieux mais je crois avoir expatrié le statut de la bête écorchée. S’il y a souffrance, c’est une extrémité, la bête est refoulée. Le cuir est un superbe matériau, pour moi évacué de toute idée de mort. Et dans mon travail, le fait de la mort n’est pas plus important que le matériau vivant, pas plus que la jouissance.
Le cuir sec, c’est un résidu dur et qui dure: qui franchit les étapes de la mort, pour devenir, pour la jouissance du sculpteur, un objet sec. Il a un rapport avec la lumière, le désert, au contraire du mouillé, de la pourriture. Mais le mouillé, c’est aussi la mer. Rien n’est simple…
Associations d’idées ?
Elles sont pour moi plus musicales que fondées sur une anecdote. Par une anecdote, on donne un sens, quelque chose qui a lieu. C’est cette musique qui fonde les titres aux vocables patoisants, terrestres ou marins. Ces mots sont porteurs d’imaginaire, comme ceux de Rabelais qui ont gardé dans leur chanson une joie : alliance agréable de dire des voyelles et des consonnes. Des mots qui ont une liquidité, qui passent par la bouche. Érotiques, poétiques, les sonorités ont à voir avec le voyage. C’est ce qui fait la différence entre «halte» et «alt»… Le mot Gabare, par exemple, a son histoire. C’est scarabos, crabe et bateau rond en Grec, escarbote, Gabare, bateau de fleuve. «Ton père a-t-il un canote ? Que not, mais l’a une gabare a fond plat’ sur la chnoue».
Une Gabare est un objet mal défini, dont l’appellation est plus grande que le bateau. C’est comme le corps du marin : le bateau est son costume, son outil. Il l’habite et s’en sert. Les coracles irlandais sont encore faits de peaux de vache.
Mes Gabares sont folles, elles relèvent d’une certaine folie, celle des cabanes perchées : l’homme a un rêve d’oiseau autant qu’un rêve de poisson, les lieux qui lui sont interdits l’enchantent. Je l’associe au symbole de la charrette volante : fondamentalement, je vois : partage-habitation-instrument du mouvement du corps. C’est Vinci et l’homme dans sa roue. Aller à la pêche de ses territoires.
Modernité ?
Les vingt-cinq de la jeune sculpture avec Étienne Martin dans les années soixante-dix. Je me sens en panne pour passer de la modernité de Baudelaire à la post-modernité. Je remarque deux choses : chez l’homme, il y a toujours permanence et mutation. Permanence avec les naissances, morts, souffrances.
La modernité se situerait dans le second domaine. Mais on ne pourra jamais évacuer la pérennité. Le début du 20e siècle l’illustre en sculptures, entre autres celle du Balzac de Rodin, du Ready-Made de Duchamp en passant par La Colonne sans fin de Brancusi.
On saute en 20 ans dans le 20e siècle.
On établit aujourd’hui des rapports sociaux et intellectuels vis-à-vis de l’art.
Est-ce que ça suffit de décréter ? J’ai besoin de la virtuosité de la facture, d’une exécution de qualité. Mon exécution n’est pourtant et surtout pas esthétique.
La facture, à l’opposé du discours, détourne le monde.
Ma vision du monde, c’est que les Peaux de Vache n’existant pas dans leur nature, leur invention ramène à elles l’humanité, les végétaux, les minéraux, les météores.
Le langage ?
Le langage est encombrant. Heureusement que les mots ne viennent pas les premiers. Mais par exemple, cela me gêne toujours qu’il y ait des «sans titre».
Apparition de la couleur ?
Je ne sais pas, ce serait une envie de peintre. La couleur, je la convoque. Mais dans la sculpture, la couleur n’apporte pas une part essentielle. Le bleu des sculptures, c’est le bleu des sels de chrome. Cette couleur s’allie au ciel et à l’océan. Sa pâleur m’est plus silencieuse, l’oxydation possible l’approche de la tempête – je rêve d’une sculpture muette et sauvage. Comme la Noise de mer, ma sculpture grimace et mugit. N’est-ce pas un signe de ma nature ? Peut-être me quittera-t-il ?